Escurial, ou la tentation de la beauté, drame en un acte (1927)
Un roi rendu fou par le glas de l’Église, enfermé avec son bouffon dans son palais décrépit, attend la mort d'une reine agonisante. Par jeu, par défi ou par pure cruauté, le roi impose au bouffon un jeu étrange : pour un temps, ils inverseront leurs attributs et leurs fonctions. Et cette crise de l’identité permettra soit l’amour, soit le crime...
Le Cavalier Bizarre, pochade en un acte (1924)
Dans un hospice fantastique et désolé, quelques vieillardes et vieillards imaginent de joyeux subterfuges et de grossiers mensonges pour échapper au cavalier de la mort et s’adonner encore un peu aux plaisirs truculents de la chair et du verbiage. Et tandis que vieillards, pantins et masques se réjouissent de rester en vie, la mort œuvre un peu plus loin, au crépuscule, juste au coin de la rue..
« Ghelderode, c’est le diamant qui ferme le collier de poètes que la Belgique porte autour du cou. Ce diamant noir jette des feux cruels et nobles. Ils ne blessent que les petites âmes. Ils éblouissent les autres. »
Jean Cocteau
Le projet dramaturgique
Les Diamants noirs de Ghelderode s'inscrivent dans une architecture du fantastique où l'œil du peintre règne en maître de cérémonie dans l'urgence à redonner à la langue et aux mots leur puissance d'intelligence, de joyeuse insoumission et de terrifiante beauté. Un Jardin des délices du corps et de la voix, où les acteurEs prennent le risque d'un déploiement total de leur imagination et de leur liberté.
Les Diamants noirs de Ghelderode c'est une aventure mystérieuse et intense, palpitante, partagée. C'est une tentative de conduire le spectateur vers une langue incandescente de "l'obscur" dont la jeunesse est si friande aujourd'hui, mais dont elle ne fréquente sur les écrans miniaturisés que des avatars modélisés à l’infini, circonscrits.
Les Diamants noirs de Ghelderode reposent sur deux textes visionnaires du dramaturge belge, Escurial & Le cavalier bizarre, écrits dans l’entre-deux guerre, dans un climat devenu gris et pluvieux prélude à la catastrophe, où le carnaval grotesque, sous ses masques de carton faussement hilares, révèle le désenchantement du monde, et l’approche de la terreur.
Deux courts chefs-d'oeuvre du théâtre du xxème siècle, écrits dans une langue musicale d'invention, baroque, étrange, excentrique, faite de flamand, de bruxellois, de jargons, d'archaïsmes colorés et d'entrelacs d'une délicatesse extrême. Des pièces écrites pour des corps-marionnettes, des corps- poupées agités par un au-delà défaillant, capricieux, infantiles, éperdus, en recherche d'amour, de désir et de révélation. Entre morsure et éblouissement.
Michel de Ghelderode : quelques repères
Michel de Ghelderode, de son vrai nom Adémar Martens, naît à Ixelles le 3 avril 1898 d’un père petit fonctionnaire aux Archives générales, auquel il a toujours dit devoir sa passion pour l’ancien. De 1906 à 1914, il fait des études à l’Institut Saint-Louis à Bruxelles ; études médiocres interrompues à seize ans pour raison de santé. Il s’intéresse à la musique (début d’études au Conservatoire Royal de Musique en 1915 et 1916), puis fréquente très tôt les milieux littéraires, collabore à divers journaux et écrit de nombreux contes et poèmes. En 1918, il publie un premier texte signé du pseudonyme de Michel de Ghelderode ; représentation de sa première pièce : La Mort regarde à la Fenêtre. De 1919 à 1921, il écrit Heilige Antonius, roman burlesque dans lequel il approfondit, mais toujours en français, son identité flamande. Il connaît alors de sérieux problèmes de santé. En 1923, il entre à l’administration communale de Schaerbeek et l’année suivante il épouse Jeanne-Françoise Gérard. De 1922 à 1924, il publie des récits et des nouvelles : Histoire comique de Keizer Karel, La Halte catholique et L’Homme sous Uniforme. En 1925 : Le Mystère de la Passion, reconstitué d’après le spectacle de marionnettes bruxelloises ; c’est la première de ses pièces pour marionnettes.
De 1926 à 1929, il écrit La Mort du Docteur Faustus (tragédie pour le music- hall), Images de la Vie de Saint François d’Assise (première collaboration avec le Vlaamsche Volkstoneel -Théâtre populaire flamand-, troupe catholique itinérante) (ndlr : cette pièce sera montée pour la première fois en français à Villers-la-Ville en 1998 !), Escurial et Barabbas. C’est dans les années trente qu’il est le plus fécond et qu’il écrit : Sire Hallewyn (drame tiré d’une vieille ballade flamande), La Balade du Grand Macabre, Mademoiselle Jaïre (mystère en quatre tableaux qui sera créé en 1949), Hop Signor !, Sortie de l’Acteur, La Farce des Ténébreux, Magie Rouge, Fastes d’Enfer. Il fait ses adieux officiels au théâtre dès 1939 et redevient conteur. En 1941, il publie Sortilèges. Dès 1943, son état de santé s’altère considérablement. En 1946, il est révoqué de ses fonctions de commis par le Conseil communal de Schaerbeek, puis se fait pensionner pour cause de maladie. De 1947 à 1949, premières grandes créations parisiennes jusqu’à la querelle de Fastes d’Enfer au Théâtre Marigny de Jean- Louis Barrault. De 1950 à 1953, années de " Ghelderodite aigüe " à Paris, favorisées par une émission radiophonique enregistrée en 1951 et parue sous le titre Les Entretiens d’Ostende. En Belgique, création de Marie la Misérable.
Avant sa mort, il a le temps de préparer cinq des sept volumes de son théâtre complet prévu chez Gallimard et d’assister au début de son succès mondial. Le 1er avril 1962, Ghelderode meurt à Schaerbeek, s’étant plaint de l’oubli de ses compatriotes alors que sa renommée internationale et le nombre de représentations de ses pièces continuent de grandir.
Ghelderode et le Théâtre Nouveau
C'est dans les années de l'après-guerre que « le théâtre nouveau » fait son apparition à Paris, dans de vétustes théâtres de poche de la rive gauche. Accueilli d'abord avec dérision ou indifférence, en dépit de sérieuses difficultés d'ordre matériel et financier, malgré des échecs cuisants, il ne lui faut guère de temps pour s'imposer à l'attention du public et mériter les applaudissements de ses critiques les plus intransigeants.
Dans les années 1950 il connaît ses plus belles heures, multiplie ses créations et, précisant son style, finit par s'acquérir une renommée internationale. Durant la saison 1960-1961 Jean-Louis Barrault, en l'accueillant à l'Odéon-Théâtre de France, lui confère ses titres de noblesse, et, du même coup, inscrit ses œuvres au répertoire classique. En 1966, à son tour, la Comédie-Française, défenseur de la tradition, ouvre ses portes à Ionesco, l'ennemi même de cette tradition.
Différents par leur origine et leur tempérament, mais d’expression française, les représentants de ce théâtre dit d'avant-garde, de l'absurde, ou anti-théâtre, partagent un même désir: rethéâtraliser l'art dramatique. Ghelderode vient de Belgique, Adamov d'Arménie russe, Arrabal d'Espagne, Beckett d'Irlande, Ionesco de Roumanie, Pinget de Suisse, Schéhadé du Liban; Audiberti, Genet, Tardieu, Vian, Vauthier, Dubillard, et Billetdoux de France.
Si ces hommes désirent renouveler leur art c'est parce qu'ils ont compris que le théâtre traditionnel, quel que soit son style, est périmé. Il ne correspond plus à la psychologie et aux données immédiates de son temps et s'avère en même temps incapable de retrouver par delà les vérités du jour, les vérités fondamentales.
Conscient de ces insuffisances, le théâtre nouveau se propose de redécouvrir ces vérités premières. S'étant choisi difficile il refuse les accommodements, quoique sa situation soit rendue constamment précaire par la concurrence du cinéma, de la télévision, et des spectacles en conserve du boulevard. Mais grâce à une politique de décentralisation, des maisons de culture se construisent dans les banlieues parisiennes et le reste de la France. Le rêve d'un «théâtre du travail » que Camus nourrissait bien avant la guerre se voit enfin réalisé.
Aux yeux de ces grands avant-gardistes, il n'est de pire théâtre que celui du boulevard avec ses intrigues traditionnelles, ses vieux thèmes sans cesse ressassés du ménage à trois et de l'éternel féminin qui ont fait les triomphes de Scribe, d'Achard, de Roussin. Ce « théâtre de digestion» ne pouvait satisfaire les maîtres de la nouvelle école .
Dénonçant toutes les orthodoxies traditionnelles, les faux réalismes et les tranches de vie naturalistes, les dramaturges de l’avant-garde s'érigent en agents d'une culture d'interrogation et de contestation afin de restituer le monde tel qu’il est dans sa totalité. Dans ce but ils remettent en question le langage, les structures, et les schèmes de leur art et de la société dans laquelle ils sont plongés.
La vitalité de ce théâtre nouveau provient de cette lutte entreprise contre un art de consommation culturelle. Et si son ambition est d'inventer un art qui concerne tout le monde, il fait bien attention à ne pas dégénérer en art populaire, c'est-à-dire à la portée de tous les goûts, par conséquent médiocre, donc sans valeur artistique.
Se situant au-delà de l'actuel et de l'individuel, dont ils ont déjà pris connaissance, les dramaturges savent que le théâtre sera nouveau dans la mesure où il arrivera à déchirer l'écran qui le sépare de la réalité qu'il explore. Cet écran, ce voile n'est rien moins que la force de l'habitude, elle-même expression de la paresse mentale de l'individu, et qui, si elle n'est pas contrecarrée, aboutit à tous les conformismes et à leur tyrannie.
Le Théâtre de Ghelderode tient à sa concentration.
Ghelderode n'a rien lâché du théâtre dont la puissance est de porter à la fois ce qu'il expose, à la fois le rappel du fait que l'assistance est entrée dans un jeu sacré pour y sentir se lever des forces incomparablement plus intenses que ce à quoi les mots prétendent. Son théâtre n'est pas la réalité représentée, il est le théâtre représenté. C'est , par avance, la main magique de Tadeusz Kantor, ajustant les attitudes de ses acteurs, assistant attentif, muet, intensément là.
Le théâtre de Ghelderode tire toutes les conséquences d'une vision carnavalesque du monde : la société nait de la rencontre des masques, ceux-ci ne renvoient qu'à des instincts élémentaires qui, exacerbés, communiquent leur démesure au langage. Ghelderode est un père de cet art du masque et de la marionnette dont la puissance de commotion souffle le verbiage qui nous encombre depuis que la psychologie s'est emparée de l'horizon. Ghelderode raye la psychologie. Ses textes sont écrits pour des ventres, pour des corps agités par en – dessous , par un au-delà défaillant, capricieux, infantile, chaque personnage d'une consistance collective, un carnaval.
« Étonnante cohue de bouffons, de bourreaux, de rois dégénérés, de moines suspects, de femmes en fleur accouplées à des vieillards luxurieux, de sorciers, de possédés, d'extatiques, de délirants » (S. Lilar).
C'est le théâtre des forces profondes que les phrases ne savent pas monter, qui doit inventer sa langue dans la brutalité des départs, des naissances, le théâtre scandaleux des Maîtres fous de Jean Rouch, dont le scandale n'est que l'effet secondaire de la liberté prise et de la vérité exprimée. Ainsi, le personnage de théâtre est pour Ghelderode une figure prise dans une série de marionnettes, de poupées, dont on peut jouer selon les sujets des différents spectacles.
Les peintres sont les maîtres véritables de Ghelderode qui, comme Breughel, Bosch, Ensor, et Goya, construit une Flandre de tréteaux pour son théâtre de parvis que trouve grossier l'esprit français, effarouché à l'idée que l'homme ait une odeur, c'est-à-dire un corps, c'est-à-dire un être ridicule, vivant, corrompu, joué par la mort qui le possède.
"J'ajoute au langage parlé un autre langage et j' essaie de rendre sa vieille efficacité magique son efficacité envoutante intégrale au langage de la parole dont on a oublié les mystérieuses possibilités" (A. Artaud)
Ce qui caractérise aussi le théâtre de Michel de Ghelderode, c’est la langue que parlent ses personnages. C’est une langue d’invention, faite de flamand, de bruxellois, de jargons, d’archaïsmes lexicaux, de néologismes étonnants. C’est une langue baroque, bizarre, étrange, excentrique. C’est une langue influencée par les musiques qui accompagnaient l’écriture de la plupart des pièces. C’est une langue qui coule, qui scande, qui chante, qui danse ...
“En général, quand une pièce est écrite, son architecture générale est fixée: les recherches portent sur les mots. J’ai remarqué que les acteurs, parfois, substituent inconsciemment un mot à un autre. Ils font cela parce qu’il y a des mots dissonants. Ils les remplacent d’instinct par des mots consonants. J’ai fait mon profit de cette leçon et je cherche des mots aux timbres musicaux idéaux.”(Ghelderode)
Le théâtre de la cruauté
Extrait d’un interview de Ghelderode : « Question. Etiez-vous au courant des théories d’Antonin Artaud sur le théâtre de la cruauté et de ses recherches dans cette direction quand vous avez créé vos propres œuvres ? Réponse. Non. Je n’ai connu Artaud qu’après la guerre, après avoir déjà écrit mes grandes pièces. Pourtant il existait des idées qui traînaient dans l’air bien avant Artaud...Je n’ai jamais été séduit par les théories, ni parlé du théâtre, je l’ai écrit »
(Les Entretiens d’Ostende. L’Arche, Paris, 1956)
« La cruauté, c’est avant tout la réalité, une image précise et juste. Tenez, un exemple : Rembrandt est cruel quand il représente la chair. Goya quand il peint les rois. Goya ne mentait pas et était cruel. Enfin, Brueghel, qui peint des figures de paysans très réels sur un fond de paysages parfaitement fantastiques, cette disparité est cruelle ».
On ne doit pas soupçonner Ghelderode d’inutiles penchants à la cruauté, et l’écrivain lui- même a répondu à des objections de ce genre :
« La vocation de tout théâtre, y compris le mien, n’est pas de consoler ou d’attrister. Le théâtre médiocre n’est capable que de divertir, mais le vrai élève le spectateur et l’arrache à la terre. La morale ici n’a rien à faire ».
Peinture exacte, écrivait-il encore, sans mensonge.
Offense sans détour, agression directe, l'oeuvre cruelle ne veut pas que réveiller, elle souhaite aussi révéler: c'est-à-dire dénoncer la société, montrer le monde dans son insupportable vérité ; dire la révolte de l'homme contre l'absurdité de sa situation :
"Vous m' avez arraché à l' ignorance de mon humaine condition; vous me l'avez révélée! ... " dit l'acteur au dramaturge (Sortie de !'acteur, Th., Il l , 233).
Réveil, révélation, révolution: l'oeuvre « cruelle » change la société.
Distribution
- Mise en scène et dramaturgie : Anne Sicco
- Comédienne : Aurélia Marceau
- Comédien : Olivier Copin
- Comédien : Christophe Seval
- Comédienne : Camille Marceau
- Comédien : Ulysse Dyèvre
Lumières : Jean-Pierre Roussoulières
Paysage sonore : Frédéric Carey
Scénographies métalliques : David Chevalier
Conception et réalisation des costumes : Groupe D3 Collaboration exceptionnelle: Dévastée
Pantins et Masques : Camille Marceau, Jose Antonio Bertrand Maquillages: Ania Abalychev
Projections picturales: Alejandro Villequez
Musiques pressenties : Philippe Hersant et ensemble vocal Aedes, Abel, Verdi, Giya Kancheli
Production L'Oeil du Silence, en coproduction avec Scène conventionnée pour le Théâtre et le Théâtre Musical Figeac-Saint-Céré, Théâtre d’Aurillac Scène Conventionnée Scène Régionale d'Auvergne, Théâtre de Cahors.
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