Méconnue du grand public, l’amitié qui unissait Pier Paolo Pasolini à Eduardo De Filippo était profonde. Et l’admiration de l’immense poète, écrivain, réalisateur italien pour le comédien et dramaturge napolitain telle que le personnage du récit en porte son prénom. L’histoire ? Eduardo − Roi mage de son état − tente de suivre l’étoile qui le conduira à Bethléem. Arrivé, il apprend que le Christ est mort depuis longtemps... Un chemin où les rencontres prennent le pas sur la quête... Pour raconter cette marche d’Eduardo nourrie d’espoirs et d’utopies, Irène Bonnaud a souhaité respecter l’esprit d’un synopsis qui n’a jamais pu devenir film à cause de l’assassinat de Pasolini : un « road movie philosophique » dans lequel le héros pasolinien croise des protagonistes de l’œuvre de Filippo ! Un voyage entre les styles et les époques, porté par trois comédiens d’exception dans la grande tradition du théâtre artisanal italien. Amitié est une comédie aux ressorts souterrains et tragiques, dont l’adresse au public est directe et sans artefact, une drôle d’histoire du monde.
Texte de Francis Cossu pour la 73e édition du Festival d’Avignon
Note d'intention
Le synopsis de Pasolini, rédigé sous la forme d'un récit oral, à la manière des contes ou des paraboles du Nouveau Testament, devait devenir au cinéma un road movie.
C'est donc sous une étoile de Bethléem à la manière d'une enseigne faiblarde de motel abandonné que nous raconterons cette histoire de Pasolini et jouerons les scènes écrites par Eduardo, avec un minimum d'accessoires et des changements de costumes très partiels et rudimentaires.
Comme dit Pasolini, c'est une étable « où il n'y a rien, ni Jésus, ni Marie, ni Joseph, ni âne ni bœuf - il n'y a que la lumière inutile de l’étoile ».
Pour lui, l'humilité était la plus grande vertu de l'art, par contraste avec l'esthétique du « grand spectacle porno-théologique », formule qui devait donner son titre au film et qui visait les jeux du cirque de l'époque contemporaine, qu'il reconnaissait dans les écrans de la télévision et de la publicité, ou dans les peplums et superproductions hollywoodiennes qui étaient souvent tournées en Italie.
Cet art pauvre « aux costumes rapiécés, mais propres » est celui du théâtre que nous voulons.
Dans plusieurs pièces, Eduardo de Filippo lui aussi met en scène la vie des troupes ambulantes qui parcouraient l’Italie pour se produire dans des salles des fêtes, des patronages ou en avant-programme d’un cinéma de quartier.
C’est l’atmosphère naturelle de ses textes, et j’ai tout de suite pensé que notre spectacle devrait lui aussi partir sur les routes, reprendre le fil d’un théâtre d’acteurs, sans cérémonie ni brouillards, renouer avec l’art brut, immédiat et vital de la comédie italienne.
Rencontrer le public simplement, chaleureusement, car l’itinérance ce n’est pas seulement apporter un spectacle et toucher un public qui parfois ne pourrait se déplacer ailleurs. C’est aussi savoir recevoir, se nourrir des rencontres faites au gré des représentations : parler, rêver, faire théâtre ensemble au gré d’un atelier, d’une discussion, d’une lecture, partager un repas, un verre, transmettre des histoires, en recueillir d’autres, tracer des ponts et des traverses.
François Chattot, Martine Schambacher, Jacques Mazeran, parmi les grands comédiens de notre théâtre, sont de ceux qui ont démontré leur attachement sans faille à l’idée de décentralisation théâtrale, de l’éphémère Théâtre du Troc à la compagnie de Robert Gironès, du compagnonnage avec Jean-Louis Hourdin à la direction du Théâtre Dijon Bourgogne. Ils pensent déjà avec gourmandise à celles et ceux qu’ils croiseront sur leur route.
Irène Bonnaud, novembre 2018.
Les auteurs
En fouillant dans l’œuvre d’Eduardo de Filippo, j’ai découvert l’amitié qui le liait à Pier Paolo Pasolini. Histoire surprenante d’une rencontre entre deux figures de la culture italienne qu’on imagine comme vivant sur des planètes différentes, mais qui s’apprêtaient à tourner un film ensemble quand Pasolini fut assassiné.
Le récit écrit par Pasolini pour esquisser ce film « théologique pornographique à grand spectacle » n’a été publié qu’en 1989 en Italie et récemment traduit en français. Il raconte l’histoire d’Eduardo de Filippo (dans son propre rôle), Roi mage qui part de Naples pour suivre l’étoile jusqu’à Bethléem. Mais bien sûr, il se trompe de direction, traverse la Rome des années 1950, découvre la violence des années 1970 à Milan, le suicide de la gauche et la victoire du fascisme à Paris, se perd si bien en chemin qu’au bout de mille aventures et sans plus un cadeau en poche, il arrive en Palestine en retard, très en retard : un petit Arabe qui vend des souvenirs aux touristes lui apprend que le Christ est mort depuis longtemps, qu’il est d’ailleurs pratiquement oublié. Eduardo meurt de saisissement ou de fatigue et Ninetto Davoli, transformé en ange, l’emporte au ciel – où il n’y a rien.
Tout compte fait, on imagine pourquoi Pasolini, qui avait déjà tourné avec Toto dans les années 1960, tenait à écrire un film pour Eduardo. C’est que ce dernier représentait une tradition artisanale, très spécifique, très régionale, celle de la comédie napolitaine, un rapport à la langue, au dialecte, qui finissait par incarner une forme de résistance au nivellement général par la télévision et la société de consommation, en laquelle Pasolini voyait, on le sait, une mutation anthropologique profonde.
« Quand il ne restera plus rien du monde classique, quand tous les paysans et les artisans seront morts, quand l’industrie aura fait tourner sans répit le cycle de la production et de la consommation, alors notre histoire sera finie. » (Pier Paolo Pasolini, commentaire pour le film La Rage, 1963).
Les premières pages de Porno Théo Kolossal donnent l’impression d’un Pasolini qui nous présenterait un ami, plus âgé, lié à une mémoire, à un passé plus ancien. Mais on le sait, tout fut autrement. Pasolini, d’une vingtaine d’années plus jeune, est mort dix ans avant son ami. Eduardo a écrit ce poème simple et beau, où il parle des dix-huit pierres laissées sur la plage d’Ostie à l’endroit où fut retrouvé le cadavre meurtri de l’écrivain et c’est « la foi et l’espérance » qui referme le texte, comme pour résonner avec leur projet de film commun.
Du reste, le texte de Pasolini commence par un hommage à Eduardo, prince des bas quartiers de Naples, mais prend de plus en plus l’allure d’une confession autobiographique : le premier titre du film devait être simplement Le Cinéma – c’est dire si ce voyage avait, dans l’esprit de l’auteur, valeur de manifeste esthétique. L’étoile de Bethléem figure « l’espérance d’une vie nouvelle », dit le texte – « l’idéologie », dit Pasolini lui-même dans sa correspondance – une « connerie comme les autres, mais c’est cette connerie qui m’a permis de voir le monde », commente le personnage d’Eduardo à la fin.
Reprenant le principe du récit picaresque, du road movie qu’il avait déjà adopté pour Oiseaux, petits et gros, Pasolini construit son récit sous forme d’épisodes qui correspondent aux villes traversées : Naples, Rome, Milan, Paris, Ur. Entre chaque station, des ellipses permettent de jouer des scènes tirées du répertoire d’Eduardo. Dans une lettre, Pasolini précise explicitement qu’Eduardo pourra lui-même ajouter-écrire à partir du synopsis et improviser au moment du tournage : « Les dialogues manquent, ils sont encore provisoires, parce que je compte beaucoup sur ta collaboration, même si elle doit être improvisée en cours de tournage ».
Évidemment, ce travail n’a pas eu lieu. Mais la structure épisodique, picaresque, non dramatique du scénario nous permet aujourd’hui de procéder au collage de fragments et de pièces d’Eduardo et de nous servir de Porno Théo Kolossal comme fil conducteur, colonne vertébrale du spectacle. D’autant plus que le texte de Pasolini, écrit à l’oral en s’enregistrant à l’aide d’un dictaphone, a toutes les qualités d’une fable, pratiquement d’un conte de Noël, adressée à un public de théâtre.
« Dès que l’Étoile se pose sur l’étable, le pauvre Roi s’écroule à terre. Il n’en peut plus ! Quelle tristesse alentour : il n’y a ni la vache, ni le petit âne, ni la maman, ni le papa, ni le bébé. Le Roi des Rois est né, il a grandi et s’en est allé : sans doute est-il déjà mort sur la croix. Là-bas, dans cette vieille étable, il n’y a que la lumière inutile de l’Étoile ». (Pier Paolo Pasolini, Lettre du 20 décembre 1968).
Distribution
- Mise en scène : Irène Bonnaud
- Comédien : François Chattot
- Comédien : Jacques Mazeran
- Comédienne : Martine Schambacher
- Costumes : Nathalie Prats
- Lumières et régie générale : Daniel Lévy
- Eduardo De Filippo, traduction Emanuela Pace ; Pier Paolo Pasolini, traduction Hervé Joubert-Laurencin et Davide Luglio : Textes et traduction
- Assistanat à la mise en scène : Katell Borvon
Production Festival d’Avignon
Coproduction Châteauvallon Scène nationale, Centre dramatique national Besançon Franche- Comté, Centre dramatique national de Tours Théâtre Olympia, EPIC Hérault Culture - Théâtre sortieOuest, CCAS les Activités sociales de l’énergie, Espace des arts Scène nationale Chalon- sur-Saône
(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
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