La délation connut son âge d’or en France pendant l’Occupation. Les Français, encouragés par l’occupant nazi et les collaborateurs vichystes, donnent de la plume et dénoncent à la Gestapo ou à la milice française résistants, Juifs, communistes, francs-maçons, homosexuels et tous ceux supposés l’être.
De 1940 à 1944, entre trois et quatre millions de lettres alimenteront les officines de répression. Rares sont les missives jetées au panier. Ces courriers entrainent la plupart du temps l’ouverture d’une enquête à l’issue souvent tragique. Arrestation, emprisonnement, spoliation, déportation et exécution suivent selon la multitude de crimes et de délits prévus par ces lois d’exception édictées par le régime de vichy. C’est le règne de l’arbitraire et des règlements de comptes à moindre frais.
Écrivain et documentaliste André Halimi à rassemblé dans son livre La délation sous l’Occupation, un édifiant recueil de lettres de dénonciation, document implacable et terrifiant sur cette période noire de notre grande histoire qui a servi de support à la construction du spectacle Un Bon français.
Contexte historique : Le régime de Vichy (1940/ 1944) ou la Violence d’État
Le régime de Vichy est né de la défaite de juin 1940 devant l’Allemagne nazie – une défaite brutale, soudaine et pour partie imprévue. La déroute des armées s’est conjuguée avec la chute du régime républicain, entrainant la désagrégation du tissu social, administratif, économique du pays. Durant sa brève existence, de juillet 1940 à 1944, le nouveau régime est tributaire de l’occupation militaire du pays par les nazis, d’abord partielle, ensuite totale, après l’invasion de la zone libre le 11 novembre 1942.
En quelque mois, sans intervention de l’occupant, se met en place une dictature charismatique : l ’ « Etat français », un régime autoritaire dont la légitimité repose sur le maréchal Pétain, figure de la Grande Guerre.
La prise de pouvoir de ce dernier déclenche un culte de la personnalité en partie organisé, en partie spontané. Le « Maréchal » peut imposer ainsi un nouvel ordre politique, social et moral : la Révolution nationale qui marque une nette rupture avec la République et défend le principe d’une communauté nationale d o n t s o n t exclus les éléments « inassimilable » Dès les premiers jours la Révolution nationale se déploie dans le contexte d’une violence d’État sans précédent depuis la Terreur. Dans une première phase, jusqu’en 1942, celle-ci se traduit par la suppression des libertés fondamentales, la mise en place d’un contrôle de la population, la répression d’opposants réels ou désignés, l’exclusion voir la persécution de groupes entiers, traqués, dénoncés, non pour ce qu’ils pensent ou ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont. Le concept d’ « Anti-France » porté par
une grande partie de l’extrême droite, véhicule un système de représentation dans lequel les francs-maçons, les communistes, les étrangers, les juifs, se seraient ligués en un vaste complot responsable de la décadence de la nation, de la guerre et de la défaite. Cette haine politique, sociale, raciale, vieille de plusieurs décennies, parfois même ancestrale, débouche avec le régime de Vichy sur un passage à l’acte meurtrier. L’avènement du nouveau pouvoir, dégageant une impression de toute-puissance est alors une aubaine pour ces « bons français », revanchards, ralliés à la Révolution nationale qui, au final, forment le gros des délateurs sous l’Occupation. Ils se sentent alors en droit de régler des vieux comptes en toute impunité, favorisant toutes sortes de dispositions à l’irrationnel au repli sur soi, à la xénophobie et à la haine de l’autre. Bien qu’honnie par la majorité de la population, considérée à la Libération comme l’un des pires crimes de la collaboration, la pratique de la dénonciation a constitué une réalité marquante dans la France des années noires. De nombreuses personnes ont franchi le pas de la dénonciation pour intérêts personnels, pour assouvir une vengeance, réparer une « injustice » ou tout simplement pour témoigner de leur zèle politique. Le délateur, le corbeau, le mouchard, détiendra à cette époque, qu’il en est conscience ou non, un véritable pouvoir de vie ou de mort. Il contribuera de façon active au génocide des juifs, au crime de masse d’une nature et d’une ampleur sans précédent.
Alain Daffos, metteur en scène
Note d'intention
Le rapporteur, le délateur ont toujours eu mauvaise presse. Tout pouvoir a toujours déclaré rejeter avec horreur la délation anonyme et abjecte, et ne retenir que la bonne dénonciation civique et franche.
Tout dénonciateur, lorsqu’il s’adresse à une autorité, prétend être animé des meilleures intentions. Témoin d'actes répréhensibles, qui ne s'est jamais interrogé? Dois-je rapporter ces faits à la police? Dénoncer mon voisin, mon collègue, mon patron? Dois-je le faire systématiquement par principe, ou plutôt au cas par cas, quand la situation est dangereuse?
A partir de quel moment, deviens-je un traître, un lâche? Ou à l'inverse un citoyen actif qui participe au respect de la sécurité civile? On le voit, dénoncer, soulève de nombreux cas de conscience.
Sous l’Occupation, l’attention extrême portée aux enjeux sécuritaires par les autorités allemandes et le régime de Vichy ont donné à la pratique de la dénonciation, inoffensive ou de peu d’effet en période dite normale, une importance redoutable. Le délateur a détenu à cette période, qu’il en soit conscient ou non, un véritable pouvoir de vie ou de mort. Ainsi des milliers d’individus ont péri, déportés, condamné à mort ou exécutés entre 1940 et 1944.
Dispersées, inévitablement lacunaires, les lettres conservées dans les archives et réunies, pour certaines, dans l’ouvrage qu’en a consacré André Halimi, nous révèlent une France déchirée, meurtrie. Le juif, le communiste, le franc-maçon, le Gaulliste, « l’indésirable étranger » est suspecté. Encouragé par la presse, la radio collaborationniste, le « bon français » dénonce alors, proches, voisins, collègues dont on brigue le poste, concurrent, épouse, mari...
Ces lettres désincarnées, nous montrent ces « mouchards » comme des « êtres quasi fictifs » : Le pouvoir Vichyste a archivé leurs misérables plaintes. Celles-ci sont parvenues jusqu’à nous mais elles restent véritablement sans histoires. Elles ne permettent généralement pas de saisir la cause réelle au nom de laquelle « le corbeau » agit, ni l’environnement social qui sous-tend son acte. Il m’est apparu judicieux de redonner vie à ces courriers, extrait de journaux collaborationnistes afin de dresser un portrait sans complaisance des ces êtres sans scrupule, qui par basse vengeance, jalousie ont dénoncé.
Vingt-six récits, lues au pupitre, incarnées par Sylvie Maury et Jean Stéphane nous révèlent au fil de cette lecture-spectacle le comportements d’une partie de la société française de l’époque, qui, déchirée par une profonde crise politique et sociale, à favorisé toutes sortes de dispositions à l’irrationnel, au replis sur soi et à la xénophobie.
Alain Daffos, metteur en scène
Distribution
- Mise en scène et mise en voix, scénographie, costumes : Alain Daffos
- Création Musicale : Mathieu Hornain
- Création Lumière : Didier Gilbert
- Comédien : Sylvie Maury
- Comédien : Jean Stéphane
Production : Compagnie La Part Manquante, Compagnie Douce-Amère
Presse
De Tchernobyl ou la réalité noire qui abordait les conséquences de la catastrophe à Inconnu à cette adresse, qui évoquait les heures sombres de la montée du nazisme, entre autres, La Compagnie La Part manquante a souvent fait acte d’engagement dans ses choix de textes. C’est à nouveau le cas avec la dernière création, Un bon français, jouée jusqu’au 18 mai à Toulouse à la Cave Poésie ...
Tout l’art d’être une balance
Tirées d’un recueil de lettres authentiques compilées par André Halimi, La délation sous l’occupation, les lettres choisies par Alain Daffos et ses comédiens font froid dans le dos. Tantôt sur un mode accusateur tantôt au contraire faussement précautionneux, elles étaient adressées pendant la seconde guerre mondiale aux plus hauts fonctionnaires du régime de Vichy par monsieur et madame Tout le Monde. En effet, encouragés par le gouvernement de l’époque, les « bons français » tels qu’ils aimaient à se définir, sous prétexte de venir en aide au pays et de collaborer à son redressement dans le cadre de la Révolution Nationale, réglaient ainsi leurs petites soifs de vengeance contre un voisin ou une collègue. Catalogue d’accusations mesquines, litanie de basses jalousies, inventaire de la petitesse humaine et de sa méchanceté, le recueil regorge d’exemples de ces gens comme vous et moi qui envoyèrent ainsi dans les camps juifs et communistes, francs maçons et homosexuels, gitans et étrangers. Certaines sont affreuses, d’autres pathétiques, certaines presque drôles malgré l’horreur qui rôde en base arrière. Entre 1940 et 1942, des milliers de ces lettres ont ainsi fait leur chemin jusqu’à leurs sinistres destinataires et tout simplement conduit des gens à la mort. Corbeaux de petite envergure et mouchards sans grandeur ont trouvé là, encouragés par les politiques, une occasion en or d’exercer leur petit pouvoir, le tout avec le sentiment du devoir accompli.
De salubrité publique
Bien sûr les textes en question interrogent : s’ils ont valeur de témoignage et d’éclairage sur le passé, ils ne peuvent pourtant pas rester sans échos aujourd’hui. La délation, typique de la France de la collaboration, est-elle si lointaine et si révolue que l’on puisse totalement l’enfermer dans cette parenthèse noire ? Le repli sur soi, la peur de l’autre, le rejet de la différence et la tentation des étiquettes stigmatisantes sont-elles des notions dont on peut aujourd’hui détourner les yeux alors que chaque jour nous apporte son lot d’atteintes aux libertés individuelles et collectives.
Alain Daffos met en espace des lettres dans le cocon propice de la Cave Poésie avec son comparse de longue date Jean Stéphane et une nouvelle complice en la personne de la comédienne Sylvie Maury, tous deux comédiens confirmés et rodés à l’art de la variation sur un même thème. Dans leur bouche, malgré l’absence de mise en scène et un parti-pris de lecture-spectacle très sobre, les personnages prennent vie, dessinés en quelques traits : une voix mielleuse, un ton empreint de colère contenue, un zèle hypocrite, une détresse pétrie de bêtise, les portraits sont croqués au fil des mots. L’habillage sonore de Mathieu Hornain et les lumières de Didier Glibert ménagent par petites touches l’émotion et le suspense nécessaires. L’ensemble est propre et sans bavure, si l’on peut dire, tant ce qui suinte au final de mocheté sur l’humanité, incite peu à la philanthropie ! Un spectacle de salubrité publique donc.
Cécile Brochard - FlashHebdo.com - 15 mai 2013
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