Malade, Jean Cocteau a confié aux mots sa douleur, la mort apprivoisée, les variations de son âme, mais aussi le rire érectile, la jeunesse survoltée et les amis de toujours...
Journal d'un Inconnu - extraits
La poésie est une religion sans espoir. Le poète s'y épuise en sachant que le chef d'oeuvre n'est, après tout, qu'un numéro de chien savant sur une terre peu solide.
Bien sûr, il se console sous prétexte que l'oeuvre participe à quelque mystère plus solide. Mais cet espoir vient de ce que tout homme est une nuit (abrite une nuit), que le travail de l'artiste sera de mettre cette nuit en plein jour, et que cette nuit séculaire procure à l'homme, si limité, une rallonge d'illimité qui le soulage. L'homme devient alors pareil à un paralytique endormi, rêvant qu'il marche.
La poésie est une morale. J'appelle une morale un comportement secret, une discipline construite et conduite selon les attitudes d'un homme refusant l'impératif catégorique, impératif qui fausse des mécanismes.
Cette morale particulière peut paraître l'immoralité même au regard de ceux qui se mentent ou qui vivent à la débandade, de sorte que notre vérité leur deviendra mensonge.
C'est en vertu de ce principe que j'ai écrit : Genet est un moraliste et «Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité», phrase dont les ânes firent leur herbe tendre. Ils s'y roulent. Cette phrase signifiait que l'homme est socialement un mensonge. Le poète s'efforce de combattre le mensonge social surtout lorsqu'il se ligue contre sa vérité singulière et l'accuse de mensonge.
Rien de plus âpre que cette défense du pluriel contre le singulier. Les perroquets de toutes les cages répètent : «Il ment. Il dupe», lorsqu'on s'acharne à ne jamais mentir. Une jeune femme qui me disputait jadis s'écria : «Ta vérité n'est pas la mienne.» Je l'espère bien.
Au reste, comment mentirais-je ? Par rapport à quoi ? A quelle fin ? A quel titre ? J'ai, d'une part trop de paresse et, de l'autre, trop de respect pourles ordres internes qui me dirigent, qui me forcent à vaincre ma paresse, et qui ne plaisantent pas avec la crainte du qu'en dira-t-on.
Il m'arrive même de ne plus percevoir les reproches, trop hypnotisé par ma morale (j'avais écrit dans le Coq et l'Arlequin : Nous abritons un ange. Nous devons être les gardiens de cet ange), morale que je perfectionne au point de m'entourer d'amis qui ne vous passent pas la moindre faute, et vous observent d'un oeil dur. De ces amis chez lesquels la bonté, les qualités, les vertus, possèdent la violence qu'on ne constate que dans la méchanceté, les défauts et les vices.
J'appelle une oeuvre la sueur de cette morale.
Toute oeuvre qui n'est pas la sueur d'une morale, toute oeuvre qui ne résulte pas d'un exercice de l'âme exigeant une volonté plus forte que n'importe quel effort physique, toute oeuvre trop visible (puisque la morale particulière et les oeuvres qui en découlent ne peuvent être visibles à ceux qui vivent sans une morale, ou se contentent de suivre un code), toute oeuvre trop vite convaincante, sera une opeuvre décorative et fantaisiste. Elle plaira parce qu'elle n'exigera pas l'abolition de la personnalité de celui qui parle. Elle permettra aux critiques et à ceux qui les consultent de la reconnaître d'un rapide coup d'oeil. Or, la beauté ne se reconnait pas d'un rapide coup d'oeil.
Distribution
- Eric Perez
- Editeur : Robert Laffont
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